La double contrainte

Dans son ouvrage Vers une théorie de la schizophrénie (1956), G. Bateson définie le concept de la « double contrainte » (double bind en anglais).  Il s’agit de poser un ensemble de deux injonctions, explicites ou implicites, qui s’opposent mutuellement et rend la situation impossible à résoudre.

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Dans l’ouvrage, Bateson donne l’exemple d’un jeune schizophrène en voie de stabilisation. Il est encore à l’hôpital et sa mère vient lui rendre visite. Au moment de la rencontre, le jeune homme est hésitant. Sa mère lui dit sur un ton de reproche : « Tu n’embrasses pas ta mère ? ». Lorsque le jeune homme s’approche de sa mère pour l’embrasser, cette dernière se raidit. Elle envoie un message corporel contradictoire avec sa demande verbale. La mère demande à son fils de l’embrasser et en même temps de ne pas l’embrasser. Le jeune homme ne sachant pas comment satisfaire la demande de sa mère finit par décompenser.

La double contrainte est un ensemble de deux ordres paradoxaux émis en même temps, dont la satisfaction de l’un empêche la réalisation de l’autre, et d’une troisième contrainte qui enferme l’individu dans la situation. La troisième contrainte peut être en lien avec une reconnaissance identitaire (si tu veux être un bon fils, si tu veux être aimable, si tu veux être considéré…), en lien avec la survie (si tu veux qu’on s’occupe de toi, si tu ne veux pas finir tout seul, si tu veux t’en sortir dans la vie…) ou encore en lien avec la croyance de la personne.

Dans l’exemple précédent, cette troisième contrainte est sous-entendue : « si tu veux être un bon fils, embrasse ta mère, mais si tu veux être un bon fils, n’embrasse pas ta mère ». Si j’embrasse ma mère, je ne serais pas un bon fils. Si je ne m’embrasse pas ma mère, je ne serais pas un bon fils. Dans tous les cas, j’échoue à être un bon fils.

Dans son ouvrage Vers une écologie de l’esprit (1972), Bateson et ses collaborateurs démontrent que ce concept dépasse largement les relations des personnes schizophrènes et s’applique dans d’autres secteurs de la relation, y compris dans les relations de personnes dites « normales ». La double contrainte peut trouver une expression dans le cadre familiale, amical, scolaire, professionnel…

Par exemple dans une relation de couple : une femme essaie deux robes. Elle demande à son conjoint laquelle il préfère. Ce dernier lui dit préférer la première. La femme lui répond « c’est quoi le problème avec la deuxième ? Je suis moche c’est ça ? ».

Un père se promène avec son enfant dans un parc. Le père répète à son enfant : « attention où tu vas ça peut être dangereux », « ne vas pas n’importe où tu vas te salir », « ne parle pas aux autres enfants ils sont mal élevés ». Et lorsque l’enfant finit par rester à côté de son père, ce dernier lui dit : « pourquoi tu passe ton temps à me coller ? Tu ne peux pas allez jouer comme les autres enfants ? »

Par exemple dans une relation professionnelle : un manager demande à un employé « je voudrais que vous preniez le temps d’être très attentif à chaque détail de ce travail, mais le temps presse, il faut vous dépêcher. »

La double contrainte est constituée de 6 conditions :

  1. Il faut deux ou plusieurs personnes et l’une d’elles est la victime de la double contrainte.
  2. La double contrainte se répète dans le temps et devient une situation habituelle pour la victime.
  3. Il faut une injonction primaire de type évitement de punition (ne fais pas ça ou…) ou de rejet.
  4. Il faut une injonction secondaire qui s’oppose à l’injonction primaire.
  5. Une injonction négative tertiaire souvent sous-entendu qui empêche la victime de sortir du champ (peur de perdre l’amour de l’autre, la reconnaissance…).
  6. Une fois la double contrainte installée, l’ensemble de ces conditions ne sont plus nécessaires et une partie de la séquence suffit à créer de la panique ou de la colère chez la victime.

Toute personne confrontée à double contrainte est soumise à un sentiment d’impuissance, d’insécurité ou d’intolérance. Elle développe une réaction de défense qui va de la résignation à la violence. Dans l’exemple de la femme aux robes, le mari peut opter pour l’évitement car il ne sait pas comment réagir. Il peut aussi s’énerver à son tour en disant « c’est toujours pareil avec toi !».   

Si cette double contrainte est suffisamment répétée, il suffira que la femme demande à son mari de l’aider à choisir une robe pour que le mari se fige dans l’évitement ou qu’il s’énerve en disant « pourquoi tu me demandes, tu sais bien que rien de ce que je vais dire ne va convenir ».

Si nous avons été confrontés à des doubles contraintes récurrentes, nous pouvons nous les imposer nous-même.

Par exemple si j’ai un scénario de vie de type « je ne suis pas digne d’être aimé ». Je peux me dire que « si je ne fais pas ça, on risque de ne pas m’aimer, mais si je fais ça on risque de ne pas m’aimer ».

Dans la situation de la femme aux robes, sa croyance est que « de toute façon je ne suis pas belle ». « Si je mets la première robe, je ne suis pas belle. » « Si je mets la deuxième robe, je ne suis pas belle. »

Lorsqu’une personne est prise dans une double contrainte interne, elle peut mettre d’autres personnes dans des doubles contraintes.

La femme aux robes est prise dans une double contrainte interne et met son mari dans une double contrainte. « C’est quoi le problème avec la deuxième ? Je suis moche c’est ça ? » Peu importante la robe que le mari va choisir il ne peut qu’échouer à satisfaire les attentes de sa femme.

Finalement les doubles contraintes sont très présentes dans les relations interpersonnelles au quotidien. Confrontées et accumulées depuis notre enfance, ces doubles contraintes constituent des conditionnements à nos réactions de défenses instinctives et inconscientes.  Parfois, sans que nous puissions repérer les causes, certaines situations de la vie nous fige dans une panique incompréhensible ou nous entraîne dans un débordement de colère.

Ainsi, il est important d’apprendre à repérer nos doubles contraintes internes (imposées par la répétition et notre inconscient), les doubles contraintes externes (imposés par les autres), et les doubles contraintes que nous provoquons ou imposons aux autres.

La première étape pour sortir des doubles contraintes est de pouvoir les repérer et les identifier. Comme nous l’avons vu, une double contrainte provoque un mécanisme de défense chez la victime. Ainsi à chaque fois que nous éprouvons de la panique ou de la colère sans raison apparente, il peut être intéressant de se demander si nous ne sommes pas soumis à une double contrainte. Être à l’écoute de nos émotions et de nos sensations de malaise peut permettre de repérer les doubles contraintes.

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